L'histoire de la médecine ne
consacre habituellement pas une grande place à Lavoisier.
Les liens que cet esprit encyclopédique établit avec
la médecine sont pourtant multiples: hygiène
publique, hygiène alimentaire, organisation des
hôpitaux, réforme des prisons, vont
bénéficier de ses interventions à la
Société royale de Médecine.
L'hygiène
publique
Tout au long de sa carrière d'Académicien des
Sciences, Lavoisier est amené à étudier de
nombreux problèmes touchant à l'hygiène
publique. Citons l'aération des salles de spectacle,
l'éclairage et l'aération des lieux publics,
l'alimentation de Paris en eau potable par l'aqueduc de l'Yvette,
l'évacuation des eaux usées, l'étude de la
pollution atmosphérique liée à l'emploi des
pompes à vapeur, les efforts pour éviter le
déversement des fosses d'aisance dans la Seine ou pour
repousser hors de la ville les abattoirs; citons encore ses
réflexions sur le transport d' agents pathogènes par
l'atmosphère ou la transmission des maladies par les eaux
contaminées. (Lavoisier, Oeuvres, IV, p.
146-47).
L'hygiène
alimentaire
L'hygiène alimentaire retient aussi son attention: citons
ses rapports sur l'huile de colza et l'huile de navette, la
purification des huiles et du sucre, la falsification du cidre,
les maladies du blé et les parasites de la farine ,
l'emploi du zinc, de l'étain, de l'argent et du cuivre
comme revêtements des casseroles. On peut en rapprocher les
études consacrées à la conservation de l'eau
potable dans les barriques de bois à bord des vaisseaux, au
choix des aliments les plus aptes à se conserver au cours
des longues navigations et la mise au point de cucurbites, grandes
cornues métalliques destinées à distiller
l'eau de mer à bord des vaisseaux et à produire de
l'eau potable. Les vaisseaux de La Pérouse seront
équipés de cucurbites mises au point par Lavoisier
lui-même sur ordre de Turgot, alors ministre de la
Marine.
Mentionnons la méthode de contrôle par
densimétrie de la valeur nutritive des bouillons de viande
administrés aux patients hospitalisés, la technique
d'allaitement par le lait de vache ou le lait de brebis des
nouveaux nés abandonnés, l'assurance maladie et
l'assurance vieillesse proposées en 1787 à
l'Assemblée provinciale de l'Orléanais.
La médecine du travail enfin lui doit des études sur
les intoxications par le mercure chez les ouvriers du feutre et
sur les accidents provoqués par l'oxyde de carbone chez les
ouvriers travaillant dans les égouts et les fosses
d'aisance.
Les hopitaux
Pendant le premier ministère Jacques Necker (1732-1804),
Lavoisier participe à la grande enquête de Jacques
René Tenon (1724-1816) sur le transfert de
l'Hôtel-Dieu et la création de quatre grands
hôpitaux nouveaux à Paris. Le rapport de Tenon ,
chef-d'oeuvre de clarté et de modernisme, est
accompagné d'un projet architectural de Bernard Poyet
(1742-1829) qui propose de construire dans l'Ile aux Cygnes un
nouvel Hôtel-Dieu de forme circulaire avec une grande cour
centrale, sur le modèle du Colisée de Rome. Le
projet, dont le coût est de 12 millions de livres, souligne
la nécessité de créer des pavillons
isolés, des salles aérées et bien
éclairées, de répartir les malades dans des
pavillons spécialisés. Partant des mensurations de
l'homme pour déterminer celles de son environnement, les
auteurs ont calculé les dimensions idéales des
salles en fonction des besoins respiratoires des malades. Pour la
première fois, la mission de l'hôpital est
définie comme réservée au traitement des
malades.
La commission de l'Académie dirigée par Lavoisier se
voit refuser l'accès à l'Hôtel-Dieu par les
administrateurs et en est réduite à rencontrer les
médecins à l'extérieur, à
établir des statistiques à partir des actes de
naissance, de baptême et de décès. "Depuis
plus d'un demi-siècle", écrit-elle, l"a translation
de l'.Hôtel-Dieu est l'objet des voeux de toutes les
personnes éclairées. La position de cet
hôpital au centre de la ville, le peu d'étendue du
terrain qu'il occupe, le spectacle que présentent les
salles où les malades sont entassés dans un
même lit, le détail de tout ce que les vices du
régime qui y est établi ajoutent aux douleurs et aux
angoisses du pauvre forcé d'y chercher un asile, enfin une
mortalité effrayante et hors de toute proportion avec celle
de la plupart des grands hôpitaux de l'Europe, tels sont les
maux sur lesquels il est impossible d'arrêter la vue sans
déchirement et indignation.." (Lavoisier, Oeuvres, III, p.
603).
L'Hôtel-Dieu; accueille 3 à 4.000 malades par jour
dans 25 salles contenant un total de 1.219 lits; on en a vu
jusqu'à 6 ou 7.000 dans les périodes
d'épidémies. Tous les malades sont rassemblés
dans des salles communes, les contagieux et les fous avec les
autres. Trois, quatre, voire cinq ou six malades sont
couchés dans le même lit, de sorte qu'ils ont trop
chaud et ne peuvent ni bouger ni dormir; la transmission des
maladies infectieuses et parasitaires en est facilitée: "Un
malade arrivant est souvent placé dans le lit et dans les
draps d'un galeux qui vient de mourir." (Lavoisier,
Oeuvres, III, p. 636).
Les salles de chirurgie sont exposées aux bruits de la rue
et au vacarme des voitures; elles sont en outre mal
aérées: Lavoisier estime que les malades peuvent
difficilement trouver le minimum d'air vital qui leur est
nécessaire; et pourtant "un homme ne vivrait pas plus de
vingt quatre heures, s'il n'avait qu'une demi-toise cube d'air qui
ne fût pas renouvelé." (Lavoisier, Oeuvres, III, p.
647).
Le résultat est que les maladies durent deux fois plus
longtemps à l'Hôtel-Dieu qu'à la
Charité et qu'on y meurt deux fois plus. Enfin, les
bâtiments sont construits sur des magasins de
matières combustibles qui exposent aux incendies, comme en
1772. "Nous croyons pouvoir conclure, écrivent les
commissaires, que cette construction a besoin d'être
réformée, établie sur de meilleurs principes,
dans un emplacement beaucoup plus vaste; que l'Hôtel-Dieu,
tel qu'il est, est insuffisant, incommode, éminemment
insalubre, et que la nécessité de sa translation
dans un lieu plus convenable est invinciblement
démontrée." (Lavoisier, Oeuvres, III, p.
668).
Ils recommandent sa suppression et son remplacement par quatre
hôpitaux : Saint-Louis au nord, Sainte-Anne au sud, la
Roquette à l'est, et à l'ouest l'abbaye de
Sainte-Périne de Chaillot ou les terrains de l'École
Militaire. Ils ont choisi ces quatre emplacements
éloignés de la Seine pour éviter le
brouillard et l'humidité fréquents au voisinage de
l'eau; c'est d'ailleurs ce qui leur fait rejeter la proposition de
l'Ile aux Cygnes. Le projet est critiqué parce que, dit-on,
les malades risquent de faire le tour de Paris avant de trouver
celui des quatre hôpitaux qui peut les recevoir. C'est une
simple question d'organisation, répond Lavoisier: "On fera,
pour être admis aux hôpitaux, ce qu'on fait pour
l'être à la Charité: on envoie savoir s'il y a
un lit vacant; on enverra de même au chef-lieu savoir dans
quel hôpital il faut se faire conduire. Chaque soir on fera
passer à ce chef-lieu un état des situations des
hôpitaux; et, en consultant le registre, on saura dans quel
hôpital le malade doit être envoyé."
(Lavoisier, Oeuvres, III, p. 701).
Louis XVI adopte le 22 juin 1787 les conclusions des
Académiciens. Un concours est organisé pour la
construction des quatre hôpitaux. Breteuil ouvre une
souscription publique pour la financer mais se heurte à la
résistance des corps constitués, en particulier de
l'Église, et quitte le gouvernement. La commission des
hôpitaux est dissoute; tout reste en l'état.
La médecine
Lavoisier s'implique aussi dans les aspects théoriques de
la médecine: il est l'ami de Félix Vicq d'Azyr
(1748-1794) et depuis 1782 appartient comme lui à la
Société Royale de Médecine. A
côté des trente associés ordinaires, tous
médecins, la Société compte en effet douze
associés libres, qui se distinguent dans d'autres
disciplines. Lavoisier présente à la
Société deux mémoires et participe à
la rédaction de neuf rapports. Le premier mémoire a
trait aux effets médicaux de l'éther, en particulier
à son effet analgésique dans la migraine; le second,
traite des modifications de l'air dans les salles
confinées- théâtres et hôpitaux- sous
l'effet de la respiration d'un grand nombre de personnes.
Lavoisier annonce qu'il traitera dans un second mémoire des
effets sur l'air de la combustion des lampes à huile, des
chandelles, du charbon, de la peinture à l'huile et dans un
troisième du rôle de l'air comme moyen de
transmission des maladies infectieuses. Ces rapports ne seront
jamais rédigés.
Plusieurs autres rapports à la Société
traitent de l'hygiène alimentaire: la nourriture des marins
à bord des navires de guerre et dans les hôpitaux
militaires, la mesure par densimétrie de la richesse en
protéines du bouillon de viande, l'étamage des
casseroles, la détermination des impuretés du
cidre.
Deux rapports sur la transpiration cutanée et
l'imperméabilisation des tissus débouchent sur des
considérations médicales: un inventeur, Le Roux, a
mis au point un taffetas ciré qu'il dit imperméable
à l'air et à l'eau. Il permet de se protéger
des intempéries, de traverser une rivière sans se
mouiller ou secourir un noyé sans savoir nager. On peut
aussi, dit Le Roux, "se garantir de l'impression de l'air,
d'où il résulte de grands avantages dans certaines
maladies, parce que la chaleur naturelle de la partie qui en est
recouverte, étant répandue avec moins de
facilité dans l'air ambiant, se trouve concentrée,
augmente d'autant et pousse une transpiration abondante et qui
peut être utile dans les oedèmes, les
leucophlegmaties, dans les engorgements froids de divers organes,
ainsi que dans les rhumatismes chroniques, et peut aider l'action
des remèdes appropriés à ces maladies."
(Lavoisier, Tillet, Varnier, cités par W. A. Smeaton,
"Lavoisier's membership of the Society Royale de Médecine",
in Annals of Science, 12 (1956): 228-44).
Ainsi, la femme du portier de l'Hôtel Lubert qui est
tombée en descendant l'escalier étroit de l'entresol
où elle habite a vu apparaître une large ecchymose
douloureuse sur sa cuisse gauche. Un bas fabriqué dans le
tissu ciré du sieur Le Roux a provoqué une
transpiration abondante et une guérison rapide. Des malades
souffrant de douleurs rhumatismales ont été
soulagés. Mais Lavoisier, qui mène à ce
moment des études sur la transpiration avec l'aide de
Armand Seguin (1767-1835), formule trois objections: "1) Le
taffetas ciré du sieur le Roux empêche l'impression
de l'air extérieur sur la partie du corps qui en est
recouverte; mais elle n'empêche pas la chaleur animale de se
dissiper, attendu que la chaleur animale passe à travers
l'étoffe, et en général à travers
toutes les matières connues. Ainsi, tout ce qu'on peut
dire, c'est que l'application de l'étoffe du sieur Le Roux
retarde la dissipation de la chaleur animale. 2) La
propriété qu'ont les fourrures de conserver la
chaleur animale ne tient point à ce qu'elles interceptent
le contact et le renouvellement de l'air. L'effet des fourrures
tient à ce que ces substances sont de mauvais conducteurs
de chaleur. 3) Pouvons-nous assurer que l'application du taffetas
ciré ait augmenté la transpiration, et ne serait-il
pas plus naturel de croire qu'il n'a fait qu'empêcher
l'évaporation, la dissipation de cette
sécrétion?" (Lavoisier, cité par W. A.
Smeaton, "Lavoisier's membership of the Sociéte Royale de
Médecine", Annals of
Science, 12 (1956): 42-43).
Les prisons
Un dernier rapport enfin, daté du 30 Août 1791,
traite de l'hygiène dans les prisons. Lavoisier, qui a
déjà fait partie en 1780 de la Commission de
l'Académie des Sciences pour la réforme des prisons,
a été mandaté avec huit collègues de
la Société - dont Fourcroy, Thouret et Vicq d'Azyr -
pour une inspection des prisons du Châtelet, de l'Abbaye, de
l'Hôtel de la Force, de Bicêtre, de la
Salpêtrière et de la Conciergerie.
Il rappelle ses conclusions de l'époque: quatre points sont
essentiels pour l'amélioration des conditions de
détention: la propreté, de l'eau en abondance, une
bonne circulation d'air, des règles d'hygiène.
Les fenêtres et ouvertures doivent être larges et
nombreuses, le courant d'air permanent, de bas en haut. L'eau
devrait être fournie par un canal ; en attendant, on peut
utiliser l'eau de pluie et celle des puits. Latrines et fosses
d'aisance doivent être éloignées des cellules,
leur évacuation étant assurée par des
égouts souterrains aboutissant à la Seine.
Pour prévenir les maladies contagieuses, il faut veiller
à l'aération des locaux, laver abondamment les sols,
baigner les prisonniers, changer leurs habits, désinfecter
les locaux au moins une fois par an par les vapeurs de chlore,
selon la méthode de Guyton de Morveau.
Des galeries couvertes seront aménagées pour la
promenade quand il pleut; le nombre de bancs doit être
suffisant pour que chacun puisse s'asseoir. Les prisonniers seront
nourris par l'état et non abandonnés à la
charité des citoyens. Les militaires doivent être
séparés des civils et les prisonniers pour dettes
des criminels. Une infirmerie est indispensable.
Enfin, "il est juste que les prisonniers gagnent par leur travail
au moins une partie de leur nourriture; un travail
réglé et modéré est nécessaire
à la conservation de leur santé; il ne l'est pas
moins pour maintenir la tranquillité et le bon ordre dans
les prisons et pour en bannir l'oisiveté, plus dangereuse
dans ces asiles du crime et de la débauche que partout
ailleurs." (Lavoisier, Oeuvres, III, p.
497).
Lavoisier sera fidèle aux réunions de la
Société Royale de Médecine jusqu'à
à sa dernière réunion, le 8 Août
1793.
La psychologie des
foules
On peut même reconnaître à Lavoisier de talents
de sociologue et faire de lui le précurseur de Gustave
Lebon. Dans le Mémoire sur la respiration des animaux,
faisant allusion aux désordres qui accompagnent la
première année de la Révolution, il
écrit en effet: "Faisons des voeux sur tout pour que
l'enthousiasme et l'exagération qui s'emparent si
facilement des hommes réunis en assemblées
nombreuses, pour que les passions humaines qui entraînent la
multitude si souvent contre son propre intérêt, et
qui comprennent dans leur tourbillon le sage et le philosophe
comme les autres homme, ne renversent pas un ouvrage entrepris
dans de si belles vues et ne détruisent pas
l'espérance de la patrie." (Lavoisier, Oeuvres, II, p.
699).