Mais ce que Lavoisier cherche à
connaître, à partir de 1791, c'est le cycle
général de la matière vivante. On
considérait jusqu'à lui que le monde vivant se
divisait en deux règnes: d'un côté les
végétaux destinés à élaborer
des nutriments, de l'autre les animaux qui s'en nourrissent et en
tirent l'énergie qui leur est nécessaire. "Je
considère la Nature comme un vaste laboratoire de chymie",
écrivait Antoine Baumé, "dans lequel se forment des
compositions et des décompositions de toutes
espèces. La végétation est le premier
instrument que le Créateur emploie pour mettre toute la
Nature en action. Les végétaux sont des corps
organisés qui croissent à la partie sèche du
globe et dans l'intérieur des eaux. Leur fonction est de
combiner immédiatement les quatre éléments
(l'eau, la terre, l'air et le feu) et de servir de pâture
aux animaux. Les uns et les autres sont employés par la
Nature à former toute la matière combustible qui
existe." (A. Baumé, Chymie
expérimentale et raisonnée, Paris: Didot, 1774, tome I, p. xj).
Plus tard, Bernard critiquera cette façon de cloisonner les
différents règnes de la nature: "Les
phénomènes de destruction ou de combustion vitale se
trouvaient absolument séparés dans les êtres
vivants des phénomènes de réduction ou de
synthèse organique. La création vitale était
dévolue aux végétaux, tandis que la
destruction organique était réservée aux
animaux. L'organisme animal était incapable de former aucun
des principes qui entrent dans sa constitution: graisse, albumine,
fibrine, amidon, sucre, tout lui était fourni par le
règne végétal, et l'alimentation des animaux
n'était plus guère que la mise en place des
matériaux uniquement élaborés par les
plantes." (Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la
vie communs aux animaux et aux
végétaux, Paris:
Baillière, 1878, tome I, p. 136).
Mais la vision de Lavoisier est beaucoup plus moderne. Dans le
Traité Élémentaire de Chimie, il raconte
comment il a été amené, dès 1774,
à inventer la technique d'analyse des corps organiques par
la combustion.
L'analyse classique des matières organiques par le feu
permettait de montrer que le bois de chêne, par exemple,
était une combinaison d'eau, d'acides, d'huiles dont le
résidu était du charbon, lui-même
décomposable en terre et en alcali. Mais Lavoisier sentait
la nécessité de pousser plus loin l'analyse: "Nous
ignorons, écrivait-il dans son troisième registre de
laboratoire, 1° quelle est la qualité de cette immense
quantité d'air qui se dégage pendant la
distillation: il y a probablement de l'air fixe [dioxyde de
carbone] et de l'air inflammable [hydrogène]; 2° ce
que c'est que l'huile: il paraît que par la combustion on
peut la réduire en air et en eau; mais nous ne savons rien
au-delà; 3° ce que c'est que le charbon; nous savons
bien qu'en brûlant, il convertit l'air environnant en air
fixe; mais nous ne savons pas s'il donne lui-même de l'air
fixe." (Cité par M. Berthelot. La révolution chimique
Lavoisier, Paris: Félix
Alcan, 1902, p. 260).
Or l'inconvénient de la technique d'analyse par le feu
était qu'au lieu de séparer les composants des
matières végétales, elle les
détruisait complètement. En juillet 1777, apprenant
que Bergman, Torbern Bergman (1735-1784) avait obtenu par
distillation, en faisant réagir de l'acide nitrique sur du
sucre, de l'acide saccharin [oxalique] Lavoisier n'avait pas
réussi à reproduire l'expérience; au lieu
d'acide oxalique, il avait obtenu de l'acide nitrique, de l'eau et
un résidu charbonneux. En février 1779, il avait
recommencé l'essai en chauffant plus doucement le sucre et
réussi la synthèse de l'acide oxalique; c'est
qu'auparavant la chaleur trop forte décomposait le sucre en
hydrogène et en carbone ; en se combinant à
l'oxygène de l'acide nitrique, le carbone formait du gaz
carbonique et l'hydrogène, de l'eau. Cela signifiait que la
mesure des quantités de gaz carbonique et d'eau produites
par la décomposition du sucre permettait de déduire
les quantités de carbone et d'hydrogène contenues
dans ce sucre.
Ce succès avait permis à Lavoisier d'étendre
aux acides organiques sa théorie générale de
la formation des acides. Mais surtout il lui avait
révélé le principe de l'analyse chimique
organique: il était possible de connaître la
quantité de carbone et d'hydrogène contenues dans
n'importe quelle matière organique en mesurant les
quantités de gaz carbonique et d'eau produites par sa
combustion.
Analysant selon cette méthode l'esprit de vin, l'huile
d'olive et la cire, il avait établi que les matières
animales comme les matières végétales
résultent de la combinaison d'oxygène,
d'hydrogène et de carbone. (Lavoisier, Oeuvres, II, p.
588). "Le moindre degré de chaleur, pourvu qu'il soit un
peu supérieur à celui de l'eau bouillante, suffit
pour réunir l'oxygène et l'hydrogène,
l'hydrogène et le carbone, et pour former de l'huile et de
l'eau; mais aussi, les phénomènes se compliquent un
peu davantage, parce qu'il existe, comme M. Berthollet le
démontre, un quatrième principe dans les
matières animales, l'azote, qui, avec l'hydrogène,
forme de l'alcali volatil ou ammoniac." (Lavoisier,
Oeuvres, tome II, pp. 664-666).
Lavoisier établit là des relations essentielles.
L'approche théorique l'emporte en intérêt sur
la partie expérimentale; et quand il cherche à
démontrer l'équation qui relie ces divers
éléments en calculant leur poids, tous ses chiffres
sont faux, mais sa conclusion générale est correcte.
Il a compris qu'il n'existe pas de cloison entre la chimie des
minéraux, celle des végétaux et celle des
animaux. Il a entamé l'exploration de la vie par l'analyse
de ses mécanismes physico-chimiques, ouvrant ainsi la voie
à la biochimie moderne. Il n'aura ni le temps ni les moyens
d'aller plus loin; l'ambition, les activités de responsable
des Finances de l'État et bientôt les soucis
personnels vont l'éloigner de la recherche.