De tous les visages de Lavoisier, le moins connu est celui de
l'économiste. Chacun sait qu'il était fermier
général et qu'il a été
guillotiné à ce titre avec vingt-sept de ses
collègues, le 8 mai 1794. Mais sa contribution à la
vie politique et économique de la France est infiniment
plus importante.
Cet organisateur né possède à la fois
l'ambition et le sens pratique nécessaires à la
direction d'entreprises industrielles ou financières; sa
fortune de fermier général et de banquier, ses
contacts permanents avec le monde des décideurs lui en
donnent les opportunités; sa méthode scientifique,
celle des comptes exacts et des bilans équilibrés,
peut en assurer le succès.
L'économie obéit à des lois scientifiques,
disaient les physiocrates. Dans ses activités de financier,
à la ferme générale, à la régie
des poudres et à la Caisse d'Escompte, Lavoisier est bien
placé pour en voir les limites: "Cette science comme
presque toutes les autres a commencé par des discussions et
des raisonnements métaphysiques. La théorie est
avancée mais la science pratique est dans l'enfance, et
l'homme d'état moderne manque à tout instant de
faits sur lesquels il puisse reposer ses spéculations."
(Lavoisier, Oeuvres, tome VI, p. 404).
Cherchant à préciser les lois de cette science
pratique tout au long de sa vie, Lavoisier va préparer
l'avènement de l'économie quantitative et des
comptabilités nationales.
La Ferme
générale
A 25 ans, déjà possesseur d'une fortune personnelle,
Lavoisier est entré comme actionnaire à la ferme
générale, société de capitaux
privée chargée de collecter pour le Trésor
Royal les quelques 175 millions de livres que rapportent chaque
année les impôts indirects: gabelle, traites et
aides. (Le coefficient multiplicateur monétaire que nous
retenons pour transformer des livres ou des francs de la
période avant 1789, est de 200, Cf. J.-P. Poirier,
Antoine-Laurent de Lavoisier, Paris, Pygmalion-Gérard
Watelet, 1993, pp. 445-46).
Responsable à la commission du tabac, de la lutte contre la
contrebande et les fraudes des détaillants, il
épouse bientôt la fille de son directeur, Jacques
Paulze, riche neveu de l'abbé Terray. Pendant 23 ans, il va
occuper à la ferme générale des postes de
responsabilité croissante, jusqu'au tout puissant
Comité des Caisses.
A la régie des tabacs, il poursuit une efficace politique
industrielle: modernisation des manufactures, recherche de
productivité, importations de tabac de Virginie, mise en
place du râpage pour la fabrication du tabac à
priser. En revanche, pour la mouillade, opération
d'humidification du tabac, il ne parvient pas à assurer le
respect des normes et à empêcher les abus; la vente
par les détaillants d'un tabac corrompu et impropre
à la consommation sera la cause première de son
impopularité.
Responsable des droits d'entrée de Paris, c'est à
dire des octrois, il lutte contre les fraudes et la contrebande,
en particulier des alcools; il fait construire par Ledoux autour
de la capitale un mur comportant 45 pavillons d'octroi qui
coûte 30 millions de livres et soulève
l'hostilité générale. Dans les rues comme
dans les salons, "le mur murant Paris rend Paris murmurant".
En urbaniste il a même prévu un boulevard
extérieur permettant la circulation des lourds charrois et
l'installation des abattoirs à la périphérie
de la ville. Mais les jours de la ferme sont comptés et le
mur sera détruit dès le 13 juillet 1789. Des 45
édifices construits par Ledoux, il ne reste aujourd'hui que
le pavillon de Denfert, place Denfert-Rochereau, celui du
Trône, place de la Nation, les rotondes du parc Monceau et
de la Villette, place de Saint-Pétersbourg.
La Régie des Poudres et
Salptres
En 1776, Turgot a nommé Lavoisier Directeur de la
Régie des Poudres et Salpêtres, entreprise
nationalisée qui remplace la ferme des Poudres;, compagnie
privée en partie responsable de l'issue désastreuse
pour la France de la guerre de Sept ans. Lavoisier, très
conscient de la dimension géopolitique de la mission,
écrit: "Un État tel que la France, très
étendu, environné de voisins jaloux de sa puissance,
rivaux de son commerce, toujours prêts à troubler ses
succès et son repos, forcé par sa situation
même et par ses possessions éparses à prendre
intérêt à tout ce qui se passe en Europe, en
Amérique et en Asie, doit surtout trouver dans son propre
sein, sans aucune dépendance de l'étranger ni des
événements, tout le salpêtre, toute la poudre
nécessaires à l'armement de ses flottes, au service
de ses armées de terre, à la défense de ses
frontières, à la conservation de ses moissons,
à l'activité de ses manufactures, à
l'exploitation de ses mines, aux travaux publics et aux
spéculations de son commerce." (Lavoisier, Oeuvres, V, p.
704).
La Régie fabrique plusieurs qualités de poudre:
poudre de guerre réservée aux arsenaux, poudre de
chasse, poudre royale plus puissante, poudre de mine pour
l'exploitation des carrières, enfin poudre de traite, de
qualité inférieure, vendue aux négriers dans
les ports pour le commerce des esclaves. Toutes sont
composée du même mélange: 75% de
salpêtre, 12,5 % de charbon et 12,5% de soufre. Ce qui
manque le plus en France, c'est le salpêtre, ou nitre,
formé d'efflorescences de nitrate de potassium qui se
développent sur les chantiers de démolition et sur
les vieux murs humides. Malgré le droit de fouille des
maisons privées, la collecte faite par les
salpétriers atteint seulement 1.600.000 livres par an,
alors que les besoins atteignent le double. Notons que
l'Angleterre importe son salpêtre des Indes, la Prusse en
produit 150.000 livres, et la Suède, selon les estimations,
entre 180.000 et 600.000 livres.
Lavoisier interdit aux salpêtriers l'entrée des caves
à vin et des habitations privées, mais encourage le
ramassage des matériaux de démolition, fait
lui-même un voyage de prospection dans le sud-ouest de la
France, essaie sans succès de produire du salpêtre de
synthèse à partir d'acide nitrique.
Cherchant alors à développer une production
industrielle de salpêtre dans des nitrières
artificielles, il publie une Instruction qui donne aux
éventuels investisseurs des directives très
détaillées sur la construction des hangars, la
sélection des terres salpêtreuses, leur arrosage,
leur lessivage, la mesure de leur titre en salpêtre, le
raffinage par la potasse et la cristallisation du salpêtre.
Il calcule le bénéfice qu'ils peuvent escompter
d'une nitrière de dix hangars: l'investissement initial est
de 32.900 livres, le coût de fonctionnement annuel de 7.000,
le chiffre d'affaires de 12.000; le bénéfice - 5.000
livres - représente un peu plus de 15 % de la mise de
fonds.
Les incitations restent vaines: les taux d'intérêt
sont trop élevés; les entrepreneurs
intéressés par les industries nouvelles sont peu
nombreux, quelques nobles et banquiers; les bourgeois
préfèrent les charmes de l'agiotage et les
placements fonciers qui confortent un changement de statut social.
Les seules nitrières créées sont celles de la
Régie des Poudres.
Lavoisier n'est d'ailleurs pas aveugle aux contradictions du
double rôle qu'il joue comme Régisseur des Poudres et
Fermier-général. Pour faciliter la
précipitation du nitrate de potassium dans les tonneaux
où ils lessivent les pierres salpêtreuses, les
salpêtriers de Paris ont l'habitude d'ajouter des cendres
Ces cendres, qui sont pauvres en potasse , sont en revanche riches
en sel marin, inutile pour la production de salpêtre mais
que la Ferme rachète 7 sous la livre. "Le payement de 7
sous par livre qui se fait aux salpêtriers pour le sel marin
qu'ils livrent à l'arsenal, écrit Lavoisier,
payement qui a pour objet d'encourager leurs travaux, est
susceptible de beaucoup d'inconvénients relativement
à la fabrication du salpêtre, puisqu'il s'oppose
à ce que les salpêtriers emploient de la potasse dans
leurs travaux. Il serait à souhaiter qu'on pût
convertir cette dépense en une augmentation de prix du
salpêtre; mais, d'un autre côté,
l'intérêt du roi, relativement à la vente
exclusive du sel, semble mettre un obstacle invincible à
cet arrangement. Une réflexion singulière que
présente cette discussion, c'est que la question de savoir
s'il est plus avantageux , pour les salpêtriers, de se
servir de potasse que de cendres pour la fabrication du
salpêtre, tient à l'existence du privilège
exclusif de la vente du sel; tant il est vrai que, dans les arts,
les questions physiques se compliquent presque toujours avec des
questions politiques, et qu'il faut être lent à
prononcer jusqu'à ce qu'on ait envisagé son objet
sous tous les points de vue qu'il peut présenter. "
(Lavoisier, "Expériences sur la cendre qu'emploient les
salpêtriers de Paris et sur son usage dans la fabrication du
salpêtre", Mémoires de l'Académie des
Sciences, année 1777, p. 123).
Lavoisier parvient pourtant à augmenter de façon
spectaculaire la production de poudre: il construit de nouvelles
manufactures, des moulins, des raffineries et des magasins,
renforce les méthodes de contrôle des fabrications,
organise des cours de physique, de chimie et de
mathématiques pour le personnel. La régie emploie
1.100 ouvriers dans 40 fabriques, poudreries et raffineries. La
production de salpêtre passe de 1.700.000 livres en 1775
à 2.000.000 en 1777; dix ans plus tard, elle sera de
3.500.000 livres. Le stock de poudre atteint 5 millions de livres,
de quoi fournir à deux ou trois campagnes; la poudre
française est devenue la meilleure d'Europe; sa
portée, qui était de 150 mètres pendant la
guerre de Sept ans, atteint 260 mètres; les marins anglais
se plaignent que la leur porte moins loin. La France
réalise des économies évaluées
à 28 millions de livres; une partie de la production est
exportée vers la Hollande, l'Espagne et vers
l'Amérique, pour aider les Indépendantistes.
Une nouvelle technologie, la poudre au muriate
suroxygéné de potasse (chlorate de potasse),
découverte par Claude Louis Berthollet (1748-1822), aboutit
à un terrible accident à la poudrerie d'Essonne:
l'un des jeunes employés,
Eleuthère-Irénée Du Pont de Nemours
(1771-1834), fils de Pierre-Samuel (1739-1817), est absent ce jour
là; c'est lui qui sauvegardera le savoir-faire
développé par Lavoisier. Arrivé le 1er
janvier 1800 à New York, il acquerra sur les bords de la
rivière Brandywine, près de Wilmington, dans le
Delaware, un terrain pour y installer des moulins, qu'il voudrait
appeler Lavoisier Mills pour y fabriquer de la poudre de guerre et
de la poudre de chasse. "J'espère que Mme Lavoisier ne me
désapprouvera pas", écrit-il à son ancienne
protectrice, "de donner ce nom à une manufacture importante
et bien équipée, fondée sur les principes et
les découvertes de son mari, et qui n'aurait jamais
été entreprise sans sa bonté envers moi." (B.
G. du Pont, Correspondance of Pierre and Irénée du
Pont, Delaware Univ.. Press, 1926).
Mais les démêlés financiers et sentimentaux de
Madame Lavoisier avec Pierre-Samuel, le père du jeune
industriel, s'opposent à un accord et la compagnie
s'appellera finalement Du Pont de Nemours et Cie.
Les filatures et ateliers de
blanchiement des toiles
Au Comité d'Administration de l'Agriculture qu'il anime
avec Pierre Samuel Du Pont, Lavoisier encourage la création
d'entreprises privées. Pour freiner les importations de
coton d'origine anglaise, il cherche à développe la
culture du lin, à créer dans les campagnes des
filatures modèles et à améliorer la
qualité des toiles françaises. Il installe rue du
Montparnasse une fabrique de toiles fines et détermine le
normes à respecter pour la minceur du fil. Les premiers
résultats sont encourageants, déclare-t-il: "Le
sieur Lefebvre et son oncle ont démontré un talent
singulier pour exécuter avec le lin un grand nombre
d'étoffes qui n'ont encore été faites qu'en
coton ou qu'en soie. Ils ont fabriqué en fil des satins,
des croisés, des ras de Saint-Cyr, des basins et toutes
étoffes qui ne peuvent manquer d'avoir un grand
débit. Ils ont également réussi dans des
genres d'ouvrages plus communs et ils ont exécuté
des toiles à voiles, d'un tissu croisé, qui
retiennent le vent beaucoup mieux que les tissus ordinaires." (H.
Pigeonneau et A. de Foville,
L'Administration de l'Agriculture au Contrôle
général des Finances(1785-1787), Paris: Guillaumin,
1882, p. 310).
Il élabore un projet industriel de blanchiment de la toile
écrue par le procédé de Berthollet. Vingt
actionnaires se partagent les 30 actions de 300 livres
émises pour constituer la nouvelle société.
Le chlore nécessaire sera fourni par la régie des
Poudres et Salpêtres qui l'extrait du sel, sous-produit du
raffinage du salpêtre; elle le cédera à un
prix très bas: 12 sols la livre au lieu de 45. Et en 1786,
à côté de la fabrique de toiles fines,
s'installe un atelier de blanchiment. "Cet établissement
naissant est d'autant plus intéressant", déclare
Lavoisier, "qu'il substitue comme matières premières
le lin et le chanvre, qui sont du cru du royaume, au coton qui est
exotique et dont l'Etat ne peut s'approvisionner qu'à
grands frais." (H. Pigeonneau et A. de Foville, L'Administration
de l'Agriculture au Contrôle général des
Finances(1785-1787), Paris: Guillaumin, 1882, p. 310).
Mais il s'agit d'une entreprise expérimentale, le temps
manquera pour lui permettre de réussir à
l'échelle industrielle et les investisseurs perdront leur
mise.
Les arostats, Montgolfires et
Charlires
En Août 1783 les frères Montgolfier font voler
à Paris leur premier aérostat gonflé à
l'air chaud. Dix jours plus tard, César Charles (1746-1823)
fait voler un ballon gonflé à l'hydrogène.
Les deux technologies et celle de la production d'hydrogène
vont bénéficier de la rapidité de
réaction de Lavoisier. Doit on préférer l'air
chaud ou l'hydrogène, s'interroge-t-il ? "La
simplicité d'emploi des Montgolfières leur donnent
de grands avantages dans la vie civile; mais l'air inflammable
permet d'employer des aérostats d'un volume moindre pour
une même charge, ne demande aucun travail à ses
passagers et semble beaucoup mieux adapté aux travaux
scientifiques, par exemple aux observations
météorologiques." (Lavoisier, Oeuvres, III, p.
734).
Le pouvoir royal envisage des applications militaires et
décide de prendre la direction des opérations; une
Commission des aérostats est créée. Lavoisier
définit ses missions prioritaires: d'abord réduire
le poids et la perméabilité de l'enveloppe des
ballons. Monge et Hollenveiger proposent le parchemin assoupli par
macération dans l'eau savonneuse, puis gratté et
graissé au blanc de baleine et à l'huile d'amandes
douces. Charles utilise un tissu de soie enduit de gomme
élastique dissoute dans l'huile de lin; Fortin
suggère de le doubler à l'intérieur d'une
feuille d'étain très mince. Lavoisier et Berthollet
proposent une double épaisseur de soie très
serrée enduite d'un vernis: "On a employé avec un
grand succès la glu qui sert à prendre les oiseaux;
cette matière se dissout avec effervescence dans l'huile de
lin, et il en résulte un très bon vernis, flexible
comme celui à la gomme élastique." (Lavoisier,
Correspondance, fascicule IV, p. 10.).
Il faut aussi trouver un moyen de faire monter ou descendre le
ballon à volonté, sans jeter de lest ou perdre de
gaz; contrôler la direction à l'aide de rames, de
voiles, d'un moteur à vapeur.
Il faut enfin choisir le gaz qui sera retenu et mettre au point
des méthodes de production industrielles. Ce sera
l'hydrogène: ce n'est pas par hasard que Lavoisier
prépare avec Meusnier la grande expérience d'analyse
et de synthèse de l'eau. Recherche fondamentale et
recherche appliquée, étroitement liées,
aboutissent à un double succès.
L'agronomie
scientifique
En 1778, Lavoisier devient grand propriétaire terrien. Par
acquisitions successives, il crée en Beauce, près de
Blois, un domaine de 1.129 hectares pour un prix total de 389.000
livres. (Cf. G. Diot, "Lavoisier à Villefrancoeur,
Champigny et Freschines," Bulletin de la section culturelle du
syndicat d'initiative de la Vallée de la Cisse, 1974,
n° 2, p 52).
Il veut à la fois faire un investissement, tenter une
expérience d'agronomie scientifique et tester ses
idées d'économiste: "Ce n'est pas seulement dans les
cabinets qu'il faut étudier l'économie politique,
dit-il, c'est par une étude réfléchie d'une
grande exploitation territoriale, par des calculs suivis pendant
un grand nombre d'années sur la distribution des richesses
renaissantes, qu'on peut se former des idées justes sur ce
qui concourt à la prospérité d'un grand
royaume." (Annales de chimie, Paris, rue et Hôtel Serpente,
octobre 1792, tome XV, p. 315).
L'agriculture, principale source de richesse, comme il s'en est
convaincu au contact des physiocrates, devrait constituer la
principale activité productrice de la nation; elle est
pourtant très en retard en France. Croulant sous le poids
des charges et des impôts, paralysée par le manque de
capitaux, elle reste enfermée dans des traditions
archaïques. De grands seigneurs, les ducs de Choiseul, La
Rochefoucauld-Liancourt, Charost, Turbilly, ont installé
sur leurs terres des fermes modèles pour faire
connaître les nouvelles techniques agricoles et encourager
les paysans à défricher les terres à
l'abandon et assécher les marécages. Les
scientifiques ont mis leur savoir au service de cette entreprise
de modernisation.
Mais les paysans, écrasés par les impôts,
n'ont guère intérêt à augmenter leur
revenu; et en l'absence d'une réforme administrative et
fiscale en profondeur, les incitations restent vaines: c'est ce
que Lavoisier va découvrir en devenant grand
propriétaire. La situation agricole locale est
désastreuse: le rendement moyen en blé est de 10
hectolitres à l'hectare, soit 5 fois la semence. La terre
est de bonne qualité mais la majorité des fermiers
ne possède que quatre ou cinq vaches et quatre-vingt
moutons; ils peuvent à peine nourrir les animaux pendant
l'hiver et l'engrais animal, le seul connu, est utilisé
avec parcimonie.
Lavoisier travaille en scientifique; son habituelle méthode
des bilans convient parfaitement: tout est classé en
dépenses et recettes, compté, pesé, comme
dans une expérience de laboratoire. Il dispose de cartes et
de plans très exacts où figurent superficie et
affectation de chaque parcelle et peut ainsi comparer les
rendements. Il contrôle le poids de 10 ou de 20 gerbes par
charrette et calcule une moyenne; pour les cultures
expérimentales, chaque gerbe est pesée lors du
battage, et le poids du grain, de la balle et de la paille sont
consignés. Ce bilan précis lui permet
d'évaluer la production de chaque terre et de constater les
effets des améliorations apportées.
Après huit ans d'efforts, il a créé 15
hectares de prairies, 1 de rutabagas, 1 de betteraves, 1 de pommes
de terre. "Mes granges, mes greniers, ne peuvent plus suffire
à l'abondance de mes fourrages, dit-il avec fierté;
enfin, ma récolte d'avoine excède déjà
sensiblement ma consommation." (Annales de chimie, XV, p. 303).
Mais pour le blé, le succès est moins spectaculaire:
si la récolte de paille est doublée, la
quantité de grain n'augmente que faiblement, parce que les
semences sont de mauvaise qualité.
Ses contemporains, agronomes de cabinet, voient surtout le
côté scientifique des questions agricoles et
s'efforcent de vulgariser les nouveaux procédés de
culture. Lavoisier se distingue d'eux par sa vision
d'économiste. En physiocrate orthodoxe, il détermine
le revenu net de l'agriculteur après déduction de
toutes les dépenses: salaires du décimateur, des
moissonneurs, des batteurs; coût des semences, de
l'entretien des bestiaux et du matériel et nourriture du
fermier et de sa famille; loyer versé au
propriétaire; impôt territorial et impôts
indirects.
Au total, "le propriétaire prélève environ un
tiers de la récolte, les impôts à peu
près autant, et il reste environ un tiers au cultivateur
pour son entretien, sa nourriture, ses frais d'exploitation, le
remboursement de l'intérêt de ses avances et ses
dépenses de toute espèce" ((Annales de chimie, XV,
p. 316).
L'agriculture ne permet donc pas les brillantes
spéculations de l'agiotage, conclut Lavoisier. Elle
comporte cependant moins de risques et procure, en outre, des
satisfactions altruistes: "Un riche propriétaire ne peut
faire valoir sa ferme et l'améliorer sans répandre
autour de lui l'aisance et le bonheur; une
végétation riche et abondante, une population
nombreuse, l'image de la prospérité, sont la
récompense de ses soins." ((Annales de chimie, XV, p.
313).