A la ferme générale, Lavoisier a accumulé une
masse d'informations sur la démographie, les ressources
agricoles, les artisanats, le commerce et la vie financière
en France. Ses activités de régisseur des poudres,
son métier de banquier à la Caisse d'escompte ont
complété son savoir. Et ses travaux de grand
propriétaire n'ont pas simplement pour but
d'améliorer les techniques agricoles, "ils ont encore un
autre objet, que je regarde comme plus important, c'est de fournir
à l'économie politique des résultats certains
sur la répartition de la richesse territoriale "
((Annales de chimie, XV, p. 312).
La fréquentation des cercles intellectuels proches des
encyclopédistes développe chez lui un
intérêt intense pour l'analyse de la situation
politique et économique en France. Les contacts
répétés avec les contrôleurs
généraux des Finances, Terray, Turgot, Necker,
Calonne (1734-1802), Loménie de Brienne (1727-1794), lui
donnent l'espoir de participer à la grande relance
économique d'inspiration libérale dont rêve la
bourgeoisie éclairée.
Mais les échecs répétés des
réformes administratives, fiscales et bancaires lui
montrent les blocages de la société. La passion
politique le saisit bientôt et, dans les cercles
éclairés de Paris, à la Société
des Trente, à la Société des Amis des Noirs,
il prépare le grand changement que tous attendent des
États généraux.
Entre 1776 et 1781, il a assisté Necker dans son programme
de réformes philanthropiques; modernisation des
hôpitaux, des prisons et des abattoirs, translation de
l'Hôtel-Dieu, maisons d'accueil pour enfants trouvés,
caisses mutuelles de retraite, assurances contre la maladie et la
vieillesse, ateliers de charité pour les chômeurs,
sont autant de projets d'intervention dans la vie sociale et
l'hygiène publique. Mais bien peu de ces idées de
bienfaisance, voulues par Necker, ont vu le jour. Les successeurs
de Necker, Calonne et Loménie de Brienne, ont eu trop de
soucis financiers pour s'en préoccuper.
Le Comit dadministration de
l'Agriculture
Pourtant, désireux de relancer l'économie, c'est
à dire essentiellement l'agriculture,Lavoisier participe
dès 1783 aux travaux de la Société
d'Agriculture de Paris et confronte à ceux de ses
collègues les résultats qu'il obtient dans ses
recherches agronomiques. La sécheresse exceptionnelle du
printemps 1785 lui donne l'occasion de développer
auprès de Vergennes, intendant des Finances, un groupe de
travail permanent: le Comité d'administration de
l'Agriculture. Avec son ami du Pont, il donne l'importance d'un
véritable département ministériel à
cet organisme et envisage un vaste programme de réformes
financières, fiscales et techniques.Il commence,
écrit-il, à "concevoir l'espérance de pouvoir
concourir à la prospérité nationale en
agissant sur l'opinion publique par des écrits et par des
exemples; en engageant les grands propriétaires de terres,
les capitalistes, les gens aisés à porter leur
superflu dans la culture des terres" (Lavoisier, Oeuvres, II, p 822).
La chute de Calonne en 1787 met un terme aux ambitions de ce
Comité trop entreprenant qui dérange le pouvoir.
L'Assemble provinciale de
lOrléanais
En septembre 1787, Brienne crée les Assemblées
provinciales, tentative tardive de décentralisation
administrative. Les français pourraient enfin obtenir une
représentation régionale et une participation
à l'administration de leurs provinces. Lavoisier,
propriétaire dans le Blésois, est l'un des
animateurs principaux de l'Assemblée de l'Orléanais.
Responsable du bureau du Bien public et de l'Agriculture, il
présente une série de propositions
réformatrices de caractère économique et
social.
Ses mémoires , dont le plus important est le Mémoire
sur les impositions, seront édités à
Orléans sauf celui sur la suppression de la corvée,
auquel s'opposent les représentants de la noblesse.
(Lavoisier, Mémoire sur les
impositions, lu à l'Assemblée provinciale de
l'Orléanais. s.l. 1788, in
8°, 88 p., tableau. B.N, cote: Lk 15 47).
En février 1789, candidat à Blois à un poste
de député aux Etats généraux, il
reprend dans le cahier des doléances ses propositions sur
la liberté des personnes, une plus juste répartition
des impôts, une réforme de la justice et de
l'administration territoriale. Il les résume en six voeux:
"1°) Que soient augmentés sur les frais
généraux du clergé les traitements des
curés de campagne. 2°) Qu'il n'existe plus dans tout
le royaume qu'une seule coutume, qu'un seul poids, qu'une seule
mesure. 3°) Qu'il soit établi un plan
d'éducation nationale pour toutes les classes de la
société. 4°) Que la noblesse ne puisse
être achetée à prix d'argent et qu'elle ne
soit accordée qu'à titre de récompense pour
des services signalés au Roi et à l'Etat. 5°)
Que les douanes intérieures soient supprimées.
6°) Que soient réformées les punitions
avilissantes pour les soldats qui les dégradent à
leurs propres yeux et répugnent au caractère de la
Nation. "
Rejeté par le Tiers comme fermier général, il
n'obtient qu'un poste de député suppléant de
la Noblesse. Les déceptions éprouvées dans
ses efforts réformateurs vont jouer un rôle
déterminant dans sa volonté de jouer un rôle
politique et son engagement dans le processus
révolutionnaire. Mais là aussi ses tentatives
d'intervention échouent; à Paris, il est
Électeur du quartier de l'Hôtel de Ville mais renonce
à se faire élire.
L'année 1789 le verra traverser des moments difficiles,
tantôt responsable à la veille du 14 juillet du
transfert à la Bastille des poudres stockées
à l'Arsenal , tantôt au service du nouveau pouvoir ;
le 6 Août, il est accusé d'expédier par bateau
de la poudre aux armées contre- révolutionnaires et
manque perdre la vie dans une émeute populaire; en
Septembre il supervise les travaux de démolition de la
Bastille.
La Caisse dEscompte
Le domaine des finances lui convient mieux. Il joue un rôle
déterminant à la Caisse d'Escompte, puissante banque
privée qui a l'habitude d'avancer des sommes importantes au
Trésor royal. Président de son Conseil
d'administration au moment où Necker revient aux affaires
en 1788, Lavoisier lui prête des sommes considérables
pour renflouer les caisses de l'État; quand les prêts
atteignent 150 millions de livres (plus de 30 milliards de Francs
1995), les administrateurs prennent peur. Necker et Lavoisier
proposent alors de nationaliser la Caisse d'Escompte et de la
remplacer par une Banque de France; les actionnaires seraient
remboursés par la Caisse de l'Extraordinaire,
alimentée par la subvention territoriale et
l'émission d'assignats gagés sur les biens du
Clergé. L'Assemblée Constituante s'inquiète
de voir aux mains du pouvoir royal une institution aussi
puissante, refuse la nationalisation et s'oriente vers la
création incontrôlée d'assignats.
Les Réflexions sur les
assignats
A la Société de 1789 et dans les cercles de
financiers et d'aristocrates libéraux favorables à
une monarchie constitutionnelle, Lavoisier tente dès 1790
de définir une politique plus conforme à
l'orthodoxie monétaire et aux vues de la Caisse d'Escompte:
les assignats doivent être destinés exclusivement au
remboursement de la dette exigible; ils doivent être
gagés sur les biens nationaux; leur montant ne doit pas
excéder 900 millions de livres.
Malgré le soutien de Du Pont et de Necker, il n'est pas
entendu: l'Assemblée se lance dans la création de
papier-monnaie non gagé. Paradoxalement, Lavoisier
consacrera trois mois de son activité au Bureau de
Consultation des Arts et Métier, au début de
l'année 1793, à mettre au point une fabrication de
billets impossibles à contrefaire. S'appuyant sur son
expérience de banquier, il définit les principes:
les assignats doivent être identifiables aisément par
tous; ils doivent être rigoureusement identiques; on doit
utiliser pour leur fabrication le plus grand nombre possible de
techniques différentes et sans lien entre elles; choisir
pour chaque technique les meilleurs artistes et les plus
difficiles à imiter.
Sept fabricants lui fournissent des échantillons de papier,
dont il compare qualité, robustesse et prix: il commande
à chacun d'eux une qualité destinée à
une catégorie d'assignats, envisage de traiter la
pâte à papier par le procédé de
blanchiment de Berthollet, choisit avec soin les encres, examine
les techniques de coloration du papier, apprend les techniques de
filigrane, de gravure et de typographie; il recommande le
polytypage, qui permet de tirer rapidement 20.000 épreuves
sur planches en acier.
La Trésorerie
nationale
Après le départ de Necker, l'Assemblée
Constituante prend le contrôle des finances de
l'État; elle supprime en mars 1791 la Ferme
générale et crée, en remplacement de la
Trésorerie royale, une Trésorerie nationale. C'est
elle qui désormais gérera les recettes et les
dépenses de l'État. En avril, six Commissaires sont
nommés à sa tête: Condorcet et Lavoisier en
sont les deux personnalités les plus
représentatives. Mais Condorcet, élu à
l'Assemblée législative ne fait qu'un court passage;
Lavoisier, pendant dix mois, assume des responsabilités
considérables. Il réorganise l'administration, met
en place des méthodes modernes de gestion. Il
contrôle toutes les recettes , toutes les dépenses,
centralise la comptabilité des finances, paie les
intérêts de la dette et les pensions, contrôle
les remboursements de la caisse de l'Extraordinaire, assure
l'échange des assignats, procède aux achats de
numéraire auprès des banques anglaises, belges ou
hollandaises. C'est lui qui rend compte aux députés
de l'Assemblée législative des activités de
la Trésorerie, évalue le rendement de la nouvelle
fiscalité fondée sur l'impôt direct
généralisé, présente les
premières évaluations du revenu national, les
premières prévisions budgétaires.
De la Richesse territoriale du
Royaume de France
C'est son texte le plus important; il constitue son texte le plus
important, constitue la première étude moderne des
ressources démographiques et économiques de la
nation. Il y fait oeuvre de novateur en demandant la
création de deux départements encore inconnus en
France: un bureau national de la statistique et une
comptabilité nationale. Mais ses opinions
modérées de royaliste constitutionnel sont en
désaccord avec l'évolution politique. Jean-Paul
Marat (1743-1793) dans l'Ami du Peuple et les journaux royalistes
Ultras le poursuivent de leur vindicte et le contraignent en
février 1792 à quitter en même temps la Caisse
d'Escompte et la Trésorerie nationale. Il ne lui reste plus
qu'une possibilité: se mettre au service du bien public, et
faire la preuve que les savants ont une utilité
sociale.